Co-conception : qu’est-ce qui bloque ?

Mardi matin, j’assistais à la soutenance de thèse de Çiğdem Yönder. Sa recherche intitulée Matters of knowledge in co-design : The case of « My Architect & I » porte sur la co-conception en architecture. Elle montrait avec une clarté et un plaisir communicatif, que les processus de co-conception peuvent avoir un effet durable sur les participants.

En écoutant sa présentation et les questions du jury, une réflexion me venait à l’esprit : qu’est-ce qui bloque pour que ces pratiques se développent ?

Personnellement, je pratique la co-conception et je l’enseigne à différents publics. Chaque fois, je fais en sorte de les mettre dans l’action : je leur demande d’animer eux-mêmes des ateliers. Et lors de ces exercices, j’ai pu remarquer des attitudes très différentes :

Les étudiant.es du Master Design Innovation et Société se lancent sans réticences : ils et elles savent que c’est essentiel pour exercer ce métier.

Des fonctionnaires et agents de services publics s’attendaient à ce qu’on leur donne des outils théoriques plutôt que de les exercer à la facilitation. Mais ils s’y sont mis avec dynamisme, et après quelques ajustements cela fonctionnait très bien.

Un groupe de personnes en formation « Innovation » s’inquiétait d’en être capable avant de commencer, puis ils se sont lancés et ont mené le groupe avec succès, ce qui n’a finalement étonné qu’eux-mêmes.

Là où j’ai parfois rencontré un peu de difficultés, c’est avec des étudiants en design industriel et en architecture d’intérieur. Non qu’ils soient moins capables que d’autres – certains se sont même révélés très doués – mais ce n’était clairement pas l’idée qu’ils se faisaient de leur futur métier.

J’ai parfois l’impression que le vedettariat qui s’est développé dans ces professions a contribué à y attirer certains étudiants dont le but est uniquement de s’exprimer sans contraintes, de concevoir des produits et des environnements tels qu’ils les rêvent, pour si possible de devenir connus.

Or ce ne sont pas des métiers d’artistes. Même si la qualité et l’attrait des formes est importante, et si la créativité une composante essentielle, l’’usage est un élément majeur. Et quel que soit le niveau d’empathie que nous pouvons développer pour nous mettre à la place des usagers, il serait dommage de se priver de solutions nouvelles que peuvent proposer les intéressés eux-mêmes.

Dans le domaine des services – celui qui m’occupe en général – c’est encore plus riche, puisqu’en plus des usagers, il nous est possible de travailler AVEC CEUX QUI VONT PRESTER LE SERVICE, plutôt que simplement pour eux. Et cela change tout.

On entre alors dans une nouvelle dimension, qui s’appuie sur leurs connaissances, leurs compétences et leurs expériences qui sont souvent bien plus riches que ce qu’on attend d’exécutants. Quand leur travail prend du sens, les personnes révèlent des valeurs inattendues, et une capacité à gérer leur travail de façon autonome qui le rend bien plus efficace. Cerise sur la gâteau : bien souvent le changement n’est plus un problème.
















Pourquoi tant d’acharnement vis-a-vis de l’administration et des services publics ?

Ces derniers temps, on entend le même discours dans la plupart des pays d’Europe et aux États Unis : il faut réduire le poids de l’administration et des services publics. Acceptons en le principe, puisque la démocratie l’a choisi. Dans la tête de nos dirigeants, il s’agit simplement d’en réduire le budget ; mais qu’en est-il des conséquence pratiques ?

En fait, trois choix sont possibles :

– Renoncer à certains services. C’est la solution la plus simple, mais elle nécessite des choix politiques, et donc bien souvent d’âpres négociations. En tant que citoyens, de quels services publics sommes-nous prêts à nous passer ? Tous ceux qui ont voté pour réduire les coûts ne feraient probablement pas le même choix.

– La méthode Elon Musk : « Nous avons besoin de révolutionnaires libertariens à très haut QI, prêts à travailler plus de 80 heures par semaine sur des réductions de coûts peu attrayantes ». D’une part ce ne serait pas réalisable à court terme en Europe, mais surtout : est-ce vraiment ce genre de politique que nous souhaitons ?

– Il y a une troisième voie, mais celle-ci nécessite de réfléchir à l’envers : faire en sorte que les agents opérationnels – qui à ma connaissance sont en général compétents – se prennent en mains, collaborent entre eux, utilisent l’intelligence collective, et adoptent réellement une attitude de service à la population.

Cette dernière voie donne des résultats en termes d’efficacité et de qualité de service, mais en plus elle améliore bien souvent la qualité de vie des agents, contrairement aux deux autres méthodes. Elle est encore peu répandue, parce qu’elle nécessite un certain lâcher prise de la part des cadres, mais au final, elle est souvent gagnante quand les dirigeants la soutiennent.

L’exploration appréciative est une aide précieuse pour installer cette dynamique positive : partir du but à atteindre, et capitaliser sur les réussites passées et les compétences des personnes et de l’organisation pour définir une organisation nouvelle, plutôt que de se centrer sur les problèmes à résoudre. Les équipes se créent ainsi une base solide et valorisante sur laquelle s’appuyer pour avancer.

Ensuite, les outils du design de service viennent en appui pour se focaliser sur l’usager (ou le bénéficiaire). En particulier les prototypage, au cours duquel les agents « jouent » le service face à des usagers qui réagissent, font connaître leur ressenti et les problèmes éventuels que génère le processus proposé.

Il nous manque une vision d’ensemble et co-construite de l’avenir que nous souhaitons

Les manifestations d’agriculteurs de ces dernières semaines ont à nouveau mis en lumière le fossé qui s’est creusé entre l’organisation de notre société et les attentes de chacun. Plus personne ne comprend où on va, ce qui est source d’incertitude et d’inquiétude. Et comme (presque) toujours dans ces cas-là, chacun tire la couverture à soi.

Je ne suis pas spécialiste des questions agricoles, et je n’ai évidemment pas la prétention de détenir la solution. Mais parmi tout ce qui a été dit, on peut remarquer que 3 catégories de contraintes se cumulent pour provoquer la colère des agriculteurs : l’Europe, les distributeurs, et l’écologie.

Or ce sont les 3 faces d’une même question : Qu’attendons-nous des agriculteurs ?

– Nous nourrir avec des aliments de qualité, produits à proximité et dans des conditions qui respectent notre santé et notre environnement ?

– Produire au moindre prix de quoi nous remplir l’estomac pour qu’il nous reste de quoi nous payer le superflu ?

– Ou produire un maximum pour exporter et rentrer des devises ?

Dans la politique européenne – qu’elle soit agricole ou environnementale – ce choix n’a pas été rediscuté depuis des dizaines d’années. On prolonge la PAC sans la remettre en question, probablement parce qu’elle en arrange quelques uns.

Bref il n’y a plus de vision d’ensemble et co-construite de l’avenir que nous souhaitons, plus d’imaginaire collectif, et donc plus de guides qui permettent de prendre des décisions équilibrées.

Dans plusieurs projets de services que nous avons eu à mener ces dernières années, la demande part d’un constat similaire : il manque une vision d’ensemble qui permettrait à chacun d’appréhender la globalité du service dont il fait partie, et de situer son travail dans l’objectif commun à atteindre. D’où tensions, routines obsolètes, rapports de forces biaisés, et dégradation sensible de la qualité du service.

Pour reconstruire cette vision commune du service, nous devons travailler par étapes.

D’abord s’inscrire dans la stratégie globale de l’organisation :

– Quelle est sa mission ?

– Et pour la remplir, qu’attend-elle de notre service ?

Ensuite, il faut retrouver une légitimité :

– Quelles sont nos compétences ?

– Sont-elles suffisantes ou doivent-elles être enrichies,

– Ou bien peut-on trouver mieux ailleurs ?

C’est important, parce que savoir qu’on est à sa place peut éviter beaucoup d’inquiétude au quotidien. Nous travaillons ces questions de légitimité par des évaluations entre pairs, dans un esprit bienveillant, et sans chercher les problèmes à résoudre, mais au contraire en nous focalisant sur les projets à construire.

Et c’est seulement quand ces 2 étapes sont derrière nous que l’équipe peut concevoir sereinement un projet et un plan d’action.

Une fois le projet élaboré, et les processus fixés, il ne faut pas oublier de mettre en place des feed-back qui permettent à chacun de s’auto-gérer : auto-évaluer son travail, et le cas échéant l’améliorer.

Ce sont les conditions pour se sentir impliqué et responsable de son travail. Mais est-ce que ce ne sont pas finalement des conditions pour vivre en société qu’un excès d’individualisme nous auraient fait oublier.

« Je ne pensais pas que je pouvais être créative. »

Notre travail consiste le plus souvent à co-concevoir ou à réorganiser des services publics.

La qualité d’un service, contrairement à celle d’un produit, s’obtient en grande partie au moment où il est presté. Pensez à une superbe chambre d’hôtel conçue par un architecte talentueux : si le service n’a pas été bien fait, ou qu’elle ne vous semble pas propre, elle ne vous laissera pas un grand souvenir. Un transport en commun qui n’est pas à l’heure, ça vous complique la vie. Un site internet ou un formulaire en ligne dont le serveur est surchargé, c’est parfois énervant.

C’est pourquoi, quand nous animons la co-création, c’est au moins aussi souvent avec des agents prestataires qu’avec des usagers. Non pas que les usagers ne nous intéressent pas, bien sûr, mais parce qu’en travaillant avec ceux qui vont prester le service, ils seront motivés, ils auront la possibilité de proposer des solutions efficaces, qu’ils pourront tenir, voire améliorer dans le temps. Et cerise sur le gâteau, ils en savent souvent beaucoup sur les usagers de leur service.

Pourtant, le démarrage n’est pas toujours simple. Nous devons imaginer et mettre en œuvre des changements, ce qui entraîne des réticences chez chacun de nous. De plus, très souvent les participants se demandent ce qu’ils font là : les gens de terrain sont étonnés qu’on les écoute. Certains sont prêts à critiquer, mais ne se sentent pas compétents pour proposer des solutions nouvelles. Ou encore, ils ne croient pas que ce qu’ils vont concevoir va réellement être mis en œuvre.

Un jour, une personne a dit en fin de projet : « c’est fou, je ne pensais pas que je pouvais être créative. »*. Chacun l’est, sous des formes différentes, mais il faut des conditions d’écoute et de respect pour que tous y croient et « osent » s’exprimer, même pour émettre des idées qui peuvent sembler farfelues.

C’est pourquoi nous utilisons de plus en plus l’exploration appréciative : nous partons des réussites passées et des compétences de chacun des participants et de leur de l’équipe, pour construire le nouveau service sur un socle positif. Une fois que chacun se sent compétent pour apporter sa pierre à l’édifice, et se rend compte qu’il a déjà été capable de participer à des actions productives et réussies, on peut commencer à chercher ensemble des solutions. Nous apportons des outils d’intelligence collective, et petit à petit la créativité de chacun se libère.

( * Phrase entendue telle quelle à la fin d’une série d’ateliers.)